Lettre ouverte à Monsieur Manuel Valls (Pierre Laurent)
Monsieur le Premier Ministre,
Dans une dizaine de jours, en principe le 2 juin, le comité ad-hoc, nommé par les représentants des actionnaires et composé d'administrateurs « indépendants », rendra son verdict sur le rachat d'Alstom après l'examen des offres des groupes allemands et américains Siemens et General Electric. Ce délai d'un mois gagné auprès du groupe français aurait dû être mis à profit pour organiser une grande concertation publique, transparente et démocratique, avec les syndicats et les élus sur l'avenir du fleuron industriel français si décisif pour l’emploi, la maîtrise technologique, la croissance réelle, le type de développement et de mondialisation. D'ailleurs, les risques de dépeçage du groupe et de siphonnage des technologies et des richesses créées, sont si importants que, sous la pression des fortes inquiétudes exprimées par les salariés et leurs syndicats et, plus largement, de l' émotion populaire, des positions divergentes se sont exprimées jusqu'au au sein du gouvernement. Et c'est dans la précipitation qu'a été pris un décret élargissant à l'énergie et aux transports, notamment, le champ de l'obligation d’une autorisation préalable de l’État pour des prises de contrôle étrangères d'entreprises françaises.
Ce décret, aussi nécessaire soit-il, ne saurait en aucun cas suffire ! Il ne doit surtout pas servir à s'épargner de rechercher une solution de maîtrise nationale permettant de transformer à la fois les relations qu'entretient Alstom avec la France et celles qu'il a avec l'Europe et le monde, dans un but de progrès social et industriel partagé. La déclaration importante des 4 fédérations CGT des Cheminots, des Transports, de la Métallurgie et de l’énergie le souligne : les deux voies proposées par Siemens et General Electric conduisent à une découpe pure et simple d'Alstom par activités, avec des conséquences importantes sur le plan social. D'ailleurs ces deux mêmes groupes, chacun le sait, restructurent et suppriment des emplois.
Je vous demande donc solennellement de maintenir la suspension de toutes les opérations en cours au-delà du 2 juin, afin d'organiser une grande table ronde réunissant, avec les pouvoirs publics, les organisations syndicales de salariés, l'employeur, des élus nationaux, régionaux et locaux, des représentants des grands clients publics d'Alstom, des représentants des institutions financières publiques et privées.
Sur la base d'objectifs de politique industrielle, débattus par la représentation nationale, il s'agirait d'établir un schéma de relance du groupe soutenu, notamment, par des prises de participation publique au capital. Celles-ci pourraient impliquer l’État, les grands clients publics d'Alstom (EDF, SNCF, RATP), la CDC, le FSI et aussi les régions, sachant l'importance pour elles du transport ferroviaire. Simultanément, il s'agirait de permettre au groupe, de bénéficier, pour ces projets et sous condition de créations d'emplois et de mises en formation, de nouveaux financements sélectifs peu coûteux grâce à une mobilisation de la BPI et, au delà, de la communauté bancaire. On devrait aussi examiner comment pourraient être mobilisés le cash brut de 2,3 milliards d'euros et la ligne de crédit confirmée et non tirée de 1,35 milliards d'euros dont il disposait fin mars 2014. Il s'agirait, encore, de réexaminer toute la politique de coopérations européennes et internationales du groupe. Cela pourrait conduire, notamment, à la création de coentreprises nouvelles, en Europe particulièrement. Sur la base de critères clairs et transparents, elles auraient à réaliser des objectifs chiffrés d'emploi, moyennant un juste partage des charges de travail et de la distribution de valeur ajoutée dans chaque pays concerné et avec le souci d'une efficacité nouvelle, au lieu de la rentabilité financière des actionnaires.
Il s'agirait, enfin, de permettre aux salariés et à leurs institutions représentatives de disposer de pouvoirs nouveaux d'intervention dans les choix stratégiques et d'investissement du groupe, comme dans ses prix de transferts et choix de valorisation de ses technologies. Ce dernier point paraît d'autant plus nécessaire que l'on voit à quels désastres conduisent les choix de l'actionnaire de référence (29,4%) Bouygues. Celui-ci ne serait pas entré au capital d'Alstom en 2006 si, deux ans plus tôt, l’État n' en avait redressé la rentabilité financière pour les actionnaires, après l'avoir nationalisé partiellement et provisoirement afin d'éviter la faillite. Et il savait combien le groupe bénéficie des commandes publiques si juteuses. Bouygues n'a pas à regretter cette opération , elle aura contribué pour plus de 1,5 milliards d'euros à ses bénéfices en huit ans ! Et il espère récupérer au moins 2 milliards d'euros de la vente éventuelle de ses actions à General Electric. Il laisse le groupe Alstom grevé d' un coût du capital exorbitant : 734 millions d'euros de charges d'intérêt payées aux créanciers et 1,44 milliards d'euros de dividendes versés aux actionnaires de 2007 à 2012 !
Dans cette affaire, on ne peut pas ne pas s'interroger sur la façon dont le groupe Bouygues et la famille dont il fait la fortune ont bénéficié, à chaque étape, de l'appui massif de l’État, sans transparence ni débat sur les critères même de cet appui, sans suivi démocratique d'engagements précis et sans du tout avoir à assumer une quelconque responsabilité sociale et territoriale pour l'emploi et l'avenir industriel du pays. Le groupe cherchait à se désengager d'Alstom depuis plusieurs mois déjà, ce que ne pouvait ignorer votre ministre A. Montebourg, lequel, comme on le sait, s'est personnellement beaucoup impliqué pour faciliter le rachat de SFR qu'entendait réaliser Bouygues en quittant Alstom. On sait que ce rachat raté pourrait se solder, dans l'immédiat, par un plan social massif dans sa filiale Bouygues Télécoms. Tout ceci amène à s'interroger sur le sens à donner à l'expression « patriotisme économique ».
Surtout, il nous paraît légitime que le Parlement se penche sur l'ensemble de ces opérations, afin d'en tirer les enseignements du point de vue des enjeux de politique industrielle, de la mise en cause nécessaire des logiques financières apatrides des actionnaires privés et du rôle joué par l' État et toutes les institutions publiques. Ceci nous paraît d'autant plus nécessaire que l'on sait que nombre d'entreprises du CAC 40 sont opéables par des groupes étrangers avec tous les risques que cela comporte pour l'emploi et la croissance réelle française, laquelle aura été à nouveau nulle au 1er trimestre 2014, à contrario du «retournement économique » annoncé par le Président de la République.
Il serait de la plus haute importance que le gouvernement français agisse dans ce sens pour garantir la place et le rôle d'Alstom dans l'industrie française et empêcher son démantèlement.
Veuillez recevoir, monsieur le ministre, l'assurance de mes sentiments distingués.
Pierre Laurent