Intervention de Brigitte Gonthier-Maurin (sénatrice CRC) sur le projet de refondation de l'école
Monsieur le Président,
Madame et Monsieur les Ministres,
Madame la Présidente de la Commission,
Mesdames et Monsieur les Rapporteurs,
Chers collègues,
Penser un projet pour l'école, c'est penser un projet pour la société.
Or l’une des dimensions fondamentales des évolutions en cours repose sur l’évolution des formes de savoirs et de raisonnement. Dès lors, comment poser la question de l'école sans aborder cette question fondamentale de la place des savoirs et de leur évolution.
En effet, notre société est de plus en plus structurée par des savoirs complexes, des savoirs savants qui modèlent les situations auxquelles sont confrontées les citoyens et les travailleurs.
Cette évolution pose à notre société un défi d'élévation du niveau de connaissances indéniable.
Aujourd'hui, il ne s'agit plus d'apprendre par cœur, de restituer un savoir mais de « comprendre », de « substituer », de mettre en relation des savoirs. Une exigence de « réflexion » qui se conjugue avec des contenus devenus plus notionnels.
Des travaux récents de la recherche montrent d'ailleurs que ces exigences croissantes se retrouvent dès l'école maternelle.
Cette évolution doit conduire à nous interroger sur deux problématiques : quelle finalité conférer aux savoirs ? Et les destine-t-on à tous ?
Un projet pour l'école doit, selon nous, répondre à cette double interrogation et sans ambiguïté.
Lors du précédent quinquennat, la droite a mené, via la RGPP, une politique de démantèlement du service public, matérialisée par la suppression de près de 80 000 postes. Cette politique a profondément déstabilisé les personnels dans leur mission en imposant une logique de gestion de la pénurie que les écoles et les établissements subissent encore actuellement.
Dans le même temps, confrontée au défi d’élévation des connaissances, la droite a, par ses réformes, jeté les bases d'une autre visée pour l’école, celle de l’employabilité, avec comme principaux outils de tri des élèves, « l'individualisation des parcours » et la notion de « compétences ». Notion consacrée par la stratégie dite de Lisbonne en 2000 et devenue la boussole des réformes éducatives libérales en Europe.
L'école hérite aussi de la panne du processus de démocratisation scolaire qui portait l'exigence de poursuite d'études. Ce qui a abouti c’est une « démocratisation quantitative qui ne s’est pas accompagnée d’une diminution des inégalités sociales qui se sont juste décalées dans le temps », pour reprendre les mots du chercheur Jean-Yves Rochex.
Les outils employés pour conduire cette massification - orientation, classes de 4e et 3e techno, chute des redoublements – ont bien débloqué des verrous mais ils ont aussi montré leurs limites en ne parvenant pas à lutter réellement contre l’échec scolaire. Ainsi, depuis le milieu des années 90, le taux de passage en seconde n'évolue plus ou que très lentement.
Et la loi Fillon de 2005 n'a pas relancé ce processus.
Bien au contraire, avec l'inscription dans la loi d'un socle minimum de connaissances et de compétences s’est opéré un recentrage sur la scolarité obligatoire.
Scolarité obligatoire qui remonte tout de même à 1959, date du décret Berthoin !
Pour nous, répondre au défi d’élévation des connaissances nécessite une relance du processus de démocratisation scolaire, seule capable de construire une école au service de l’émancipation individuelle et collective.
C’est l’ambition qu’il nous faut porter pour l’école.
Conscients de cet enjeu de démocratisation scolaire et confrontés dans le même temps aux conséquences des réformes de la droite, nombreux sont les personnels de l’éducation à s’être mobilisés pour maintenir une réponse de service public.
De là sont nées des frustrations, une souffrance ordinaire liées à un sentiment de « travail empêché ».
Sont aussi nées des réflexions sur la pratique et les métiers, qui ont nourri des attentes et des exigences de transformation en profondeur du service public.
Attentes et exigences qui ont trouvé écho dans la « refondation » annoncée par le gouvernement.
Car c'est en effet bien à ce haut niveau d'exigence qu'il faut se placer. Nous partageons ce choix, car l'heure n'est pas à « moins » d'école, mais à « plus et mieux d'école ».
Dès lors, il faut imaginer et bâtir le service public national d'éducation permettant d’y répondre.
Si nous partageons la priorité accordée au primaire, la réaffirmation du collège unique ou la remise en chantier de la formation des enseignants, il nous semble, dans le même temps, que ce projet de loi ignore des dispositions essentielles qui auraient pourtant dû l’irriguer.
Quelle sont ces dispositions qui, selon nous, devraient nourrir le débat?
Oui, il y avait bien urgence à porter un coup d'arrêt à la RGGP, contrairement à ce que la droite affirme. Et il faut saluer cette décision du gouvernement de redonner des moyens, en postes, à l'école.
Mais nous le savons, ces moyens – qui relèveront des prochaines lois de finances - ne suffiront pas à faire reculer mécaniquement les inégalités scolaires. Ils doivent s'appuyer sur l'engagement d'une réforme pédagogique profonde.
Et c'est sur cet aspect que le projet de loi ne prend la mesure des transformations à opérer. Et risque de manquer son ambition de refondation.
La première transformation serait de considérer que tous les enfants sont capables d'apprendre et de réussir et de transformer en conséquence le service public.
Parce que les différences entre les élèves ne sont pas naturelles mais socialement construites et parce que l'échec scolaire n'est pas une fatalité, l'affirmation de la capacité de tous les élèves à entrer dans les apprentissages scolaires doit être au fondement du projet éducatif.
La deuxième porte sur le contenu des enseignements. Le défi des savoirs à enseigner à tous est une nécessité pour aller vers une société plus juste. A l'individualisation des parcours et des enseignements, il faut opposer une conception ambitieuse et émancipatrice de l'école que recouvre le concept de « culture commune», par la transmission de mêmes contenus à tous les élèves.
Un cursus commun, que ce soit dans la scolarité unique ou que ce soit par les disciplines étudiées en commun dans une même filière, n’interdisant pas des pédagogies différenciées, et ouvrant la possibilité de découvrir de nouveaux centres d'intérêt dans des contenus de savoirs jusqu'alors insoupçonnés, pour faire l’expérience d’un apprentissage partagé. C'est aussi cela qui fonde le vivre ensemble.
L’urgence de la mise en œuvre du « tous capables », l'appréhension de savoirs toujours plus complexes, l'ambition de transmettre une culture commune, posent l’exigence d'allongement de la scolarité obligatoire.
L'éducation nationale doit pourvoir disposer de plus de temps pour former les jeunes et prendre en charge les élèves qui rencontrent des difficultés bien en amont du décrochage. D'où notre proposition d'une scolarité obligatoire allant de 3 à 18 ans.
Ce temps allongé permettrait d'ouvrir une réflexion globale sur les cycles, les rythmes, de dégager le collège de la pression de l’orientation, orientation qui se joue actuellement trop tôt et n'autorise pas le droit à l'erreur faute de réelles passerelles.
La formation des enseignants est également essentielle à la refondation de l'école. Il est temps de rendre aux enseignants la maîtrise de leur travail et de leur donner les moyens de faire évoluer leur pratique pour assurer la réussite de tous les élèves. Ce qui implique une formation de haut niveau construite dans un continuum conjuguant disciplinaire et professionnel dans un système d'allers-retours en lien avec la recherche.
Pour que l'entrée dans le métier se fasse dans de bonnes conditions et devant la crise sérieuse du vivier de recrutement - que les emplois d'avenir ne résoudront pas - je continue de plaider en faveur de véritables pré-recrutements dès la licence.
De plus, rappelons que les enseignants interviennent au sein d'équipes pluri-professionnelles qu'il nous faut reconnaître, renforcer et non diluer.
Seul un service public national peut être le garant de l’égalité d’accès aux savoirs sur tout le territoire.
En effet, le poids des inégalités territoriales pèse fortement dans la réussite des élèves.
Le maintien d’un cadrage et d’un pilotage nationaux forts, n'exclut nullement les coopérations et les partenariats. Je pense notamment aux parents qui doivent être considérés comme des acteurs à part entière de la réussite des élèves. C’est la raison pour laquelle nous avons porté un amendement en faveur d’un statut pour les délégués de parents d'élèves.
Mais ces partenariats ne doivent pas servir de paravent à un désengagement de l’Etat.
Or, c’est ce danger que porte la mise en œuvre de la réforme des rythmes et les forts accents de territorialisation de plusieurs dispositions de ce projet de loi : qu’il s’agisse de la définition de la carte des formations professionnelles initiales, du parcours d’éducation artistique et culturel, du service public du numérique ou encore du service public de l'orientation tout au long de la vie que le gouvernement souhaite introduire dans ce texte.
Voici brosser à grands traits les fondations sur lesquelles devraient s'appuyer, selon nous, une refondation du service public national d'éducation.
Ces réflexions ont guidé nos propositions en commission pour amender le texte issu de l'Assemblée nationale.
La commission, sous l'impulsion de notre rapporteure, a apporté des améliorations. Nous y avons pris toute notre place.
Je pense notamment à la question du « tous capables », désormais introduit à l'article 3A du projet de loi, et inscrit au sein des principes généraux de l'éducation.
Sur la question des contenus d'enseignement, le projet de loi amende le socle commun de connaissances et de compétences issu de la loi Fillon qui institutionnalisait le principe d'objectifs différenciés en fonction des élèves ; avec le socle comme minimum à garantir à tous et les programmes comme finalités pour les élèves « destinés » à la poursuite d'études.
S'il prétend supprimer cette distinction, pourquoi le projet de loi conserve-t-il le socle à côté des programmes ?
Je l'ai rappelé précédemment, la refondation passe pour nous par l'affirmation d'un même niveau d'exigence pour tous les élèves. C'est le sens de la réécriture de l'article 7 que nous avions proposée et dont une partie avait été retenue.
Cependant, un autre amendement adopté contre notre avis contredit cet objectif. Les débats que nous allons avoir devront trancher cette question.
Notre combat pour privilégier une coopération Etat-région, plutôt qu'une main mise de la région sur la carte des formations professionnelles initiales a trouvé un début de réponse en commission par l'adoption d'un de nos amendements à l'article 18.
Enfin, notre travail pour replacer, au cœur de la refondation, une formation initiale des enseignants de haut niveau a permis d'inscrire dans le projet de loi que les écoles supérieures du professorat et de l'éducation ne se contentent pas d'organiser mais aussi « assurent » les actions de formation utiles des étudiants se destinant au métier du professorat. Une précision utile tant le flou règne sur ce que seront ces écoles.
Mais ces premiers pas en appellent d'autres.
Or que constatons-nous à l'ouverture de la séance publique ?
Le gouvernement revient, par voie d’amendement aux articles 7, 18 et 51, sur des améliorations que nous avions portées.
De plus, il propose de faire adopter via ce texte la réforme du service public de l'orientation inscrite aux articles 14 et 15 du projet de loi de mobilisation des régions pour la croissance et l’emploi et de promotion de l’égalité des territoires.
Le débat va avoir lieu mais j'estime que les enjeux de l'orientation scolaire – qui s'adresse à des jeunes gens en devenir - sont d'une telle spécificité qu'ils ne pourront trouver à s'exprimer au sein d'un « service public de l'orientation tout au long de la vie » indifférencié, dont la région, de fait, deviendrait le maître d'œuvre.
Vous le voyez, les points en discussion restent nombreux. Nous défendrons d’ailleurs une soixantaine d’amendements.
Les débats de cette semaine seront donc déterminants quant à l'appréciation finale que mon groupe portera à l'issue de cette première lecture au Sénat.